D’ailleurs on dit « on » au lieu de dire « je » parce qu’on a pas encore vraiment conscience que ce qui est valable pour soi ne l’est pas nécessairement pour les autres. Bref, on met son grain de sel dans chaque conversation, on voudrait bien que notre avis soit pris en compte, mais bien sûr c’est rarement le cas. Alors quelques fois au lieu de parler on écoute intensément pour glaner des informations et dire quelque chose qui cette fois-ci soit pris en compte. On se dit qu’on a pas du bien comprendre ce dont il s’agissait. Et tellement on écoute que les autres prennent peur de dire une bêtise. Mais on échoue. Et en grandissant on commence à se taire. On essaie de trouver la meilleure façon de se comporter. On parle dans sa tête. On a des conversations avec soi-même. On commence à lire pour entendre dans sa tête d’autres façons de parler, d’autres discours, d’autres mondes. On essaie d’en apprendre le maximum à l’école pour savoir ce serait où, enfin, qu’on aurait quelque chose à dire qui aie sa place. Mais en grandissant encore on finit par renoncer à avoir une place. Celle là dans ma tête est bien plus grande, bien plus vaste, on crée dans sa tête différents points de vue qui dialoguent entre eux, des êtres de discours qui tiennent un peu de ceux qu’on a connus, on organise des débats, on compare les points de vue, on crée un équilibre. Maintenant que je suis grand, le monde est dans ma tête. Et il importe peu maintenant le point de vue, elle importe peu la place, c’est vaste, c’est grand, c’est infini et je tisse ma toile comme l’araignée du soir, aux points de jonction il y a des rencontres, tiens, salut, tu vas bien, ça fait plaisir de te croiser, tiens allez viens, on va boire un verre, histoire de bavarder un peu et de refaire le monde à la façon des poètes, on rigolera bien de considérer le monde comme il va, avec tous ces gens qui causent comme on cause dans le poste, à la télé, à la radio, dans les chansons, dans les journaux, dans les films, tous ces gens qui pensent comme on leur a dit de penser. Mais dis, par quel miracle on en a réchappé ?